« Mes passions m’ont fait vivre, et mes passions m’ont tué », écrit Jean-Jacques Rousseau, dans Les confessions (Livre V). Toutefois, le compositeur le plus inspiré par la Passion du Christ se nomme Johann Sebastian Bach, et Akadêmia – qui fête en ce mois de mars ses trente ans ! – a sans doute contribué à asseoir la réputation de chef-d’œuvre du genre de sa Passion selon Saint Mathieu [lire notre chronique du 24 août 2011].
À la fin de l’été 2014, en l’église Saint-Genès des Carmes de Clermont-Ferrand, l’ensemble champenois a enregistré un nouveau disque-référence, incontournable, mêlant des extraits des deux Passions de Bach à un texte commandé au poète Jean-Pierre Siméon, lu ici par la comédienne Clotilde Mollet, Et ils me cloueront sur le bois (ce poème dramatique est paru aux Solitaires Intempestifs en 2013, année de création du projet lyrique offert ensuite sur les scènes pendant près de deux ans).
« Il va mourir il va mourir bientôt il le dit comment est-ce possible comment ? » Ouverte en incipit par cette brève annonce d’une mort imminente et acceptée, l’œuvre semble surtout empreinte de sérénité, de sagesse et d’amour, lancée à la recherche d’une poésie élémentaire au cœur du drame biblique si profond, ici habilement dépouillé. En alternance avec la lecture de plus en plus démonstrative, sobre mais forte, toute à voix nue, la musique entraîne d’abord dans un tourbillon choral sensuel, aux violons agités sur une basse continue glacée, de par l’angoissant Herr, unser Herrscher (début de la Passion selon Saint Jean, où il correspond à l’arrestation). Le récit se poursuit dans un admirable souci de beauté grave, notamment dans le chant, délicat, paisible et comme hanté, du contre-ténor Paulin Bündgen pour Du lieber Heiland du Buss und Reu (évoquant, dans la première partie de la Passion selon Saint Mathieu, les larmes de Marie versées tel un parfum sur « Jésus fidèle »).
Au second disque, les émotions surnaturelles prennent le pas sur la destinée humaine, ainsi le déchirant message de pitié Erbarme dich (Passion selon Saint Mathieu, suivant le reniement de Pierre), petite merveille de l’orchestre et de Paulin Bündgen [lire notre chronique du 2 octobre 2013]. La musique s’anime encore un peu plus après le suicide de Judas, avec l’air Gebt mir meinen Jesum wieder (point d’exclamation de cette même Passion), offert par le baryton Benoît Arnould, au ton impératif et puissant [lire nos chroniques du 13 avril 2014 et du 28 août 2006]. Ainsi les voix se corsent pour mieux souligner l’héroïsme de Jésus, depuis les humiliations au palais de Caïphe jusqu’au trépas. Au triomphe de l’amour, le jeune soprano hongrois Emőke Baráth, souvent applaudie dans nos colonnes [lire nos chroniques du 12 janvier 2016, du 17 janvier 2014, du 9 juillet 2013 et du 16 août 2012, entre autres], atteint le sublime avec l’air Aus Liebe (à l’heure de la condamnation de Jésus par le peuple juif – Saint Mathieu), avant qu’au tombeau ne conclue en douceur le chœur final de la Passion selon Saint Jean, magnifique, rédempteur Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine.
Expérimentale, cette passerelle à travers les arts et les langues l’est assurément. Le programme concocté par la cheffe Françoise Lasserre avec l’aide des mots Siméon nous entraîne dans une ambiance certes déconcertante, mais assez unique dans le genre baroque… et au delà. Avec Akadêmia, on tend vers l’accord parfait, l’amour universel.
FC